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La plupart d’entre vous trouve normal d’être venu au monde. Trouve normal d’être employé. Trouve normal de chercher sa place, et de s’en satisfaire. Trouve normal d’avoir une opinion, de la faire valoir, de marchander avec l’idée que la société se fait de nous.

Regardez cette femme. Cette moue, ces lèvres dures, ce regard qui vous met à distance. On ne tirera rien d’elle qui ne soit son désir. Aucun mouvement servile, aucune approbation. Elle ne fera rien pour vous, parce qu’elle ne trouve pas du tout normal d’être venue au monde.

Vous l’avez peut-être vue dans Le dernier tango à Paris de Bertolucci ; elle était celle qui dit oui, celle à qui l’expérience érotique ouvre le chemin de l’irréductible. Ou alors vous l’avez vue dans Profession reporter d’Antonioni, où elle incarnait le passage de la chance, la possibilité furtive d’aimer jusqu’au bout.

Ce qui s’incarne ici en elle, c’est un refus. Un refus qui n’a pas besoin de s’articuler parce qu’il passe par l’ombre des yeux, par la chevelure sauvage, par ces boucles indociles, cette manière de brandir sa cigarette avec une nonchalance d’amazone, d’être gauchère, de porter sa montre à l’envers, et d’arborer des cernes qui disent la beauté de la nuit.

Maria Schneider vous regarde, et son dédain manifeste la distance qu’elle crée avec vous, mais aussi avec elle-même. « J’ai eu raison dans tous mes dédains », écrit Rimbaud. Le corps dédaigneux de Maria Schneider est à lui-même sa propre éthique ; et celle-ci la place hors d’atteinte, dans le sillage indomptable de ceux qui n’ont pas besoin de s’excuser pour vivre, et qui ne remettent jamais leur liberté à plus tard.

 À cet instant où elle offre son visage à la nuit blanche, Maria Schneider dit, comme un héroïne de Racine : mes nuits sont plus belles que vos jours. Elle ne se demande pas, comme les petits amis de la névrose, s’il vaut mieux être ou ne pas être. Sa manière absolue d’être là coïncide avec une absence radicale. Elle est là et pas là, en même temps. Son corps affirme que personne en elle n’a besoin de répondre présent, et que la transparence obligatoire n’est qu’un truquage. Maria Schneider dit : je ne suis là pour personne, ainsi existe-t-elle sans conditions.

Maria Schneider résiste à tout ce qui voudrait la récupérer : il n’y a pas d’autre élégance.

Car la grande élégance est toujours insurrectionnelle. Le pli des lèvres et l’oeil noir, les joues pâles, les épaules de garçonne, ce geste enfin de disposer autour de soi les effluves de la cigarette, comme une métaphore de la brûlure qui vous passionne, et du brouillard dont vous habillez votre extrême timidité. La grande élégance est toujours politique : une indifférence farouche aux sympathies du grappin.

Elle vous dit que ce n’est pas la peine d’insister. Qu’elle préfèrerait ne pas, comme Bartleby. Qu’elle n’est pas une bonne cliente. Qu’elle ne sera jamais une cliente : et qu’en elle s’interrompt la société des clients — c’est-à-dire l’échange, les rapports, les identifications. Le corps politique de Maria Schneider défie tranquillement l’idée de société.

C’est pourquoi, dans son attitude, j’entends la phrase de Jean Genet : « Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. »

Et puis, sur son t-shirt, la tête de Bob Dylan. C’est-à-dire la même tignasse bouclée, le même regard de biais, la même lèvre combative. Une tête qui est à elle-même son propre poème noir et blanc, un texte incandescent où vient s’écrire le renversement du monde par la solitude qui chante. Une tête qui accède au chant parce que ses lèvres sont closes, et son regard noir ; et qui relance à elle seule l’histoire du désir et le devenir-révolutionnaire de chaque expérience.

Dans le geste de Maria Schneider de lier son corps à celui de Bob Dylan se lit la possibilité personnelle, celle qui fait naître en vous quelque chose de la révolution.

Il n’est pas souhaitable de raturer le mot « révolution », encore moins de l’effacer de nos vies, même si les perspectives collectives se sont enlisées dans l’horizon cadenassé des marchés.

La grande solitude est révolutionnaire. Elle est anti-politique, et donc extrêmement politique. Elle déserte le marchandage, et se refuse aux opinions. La désertion de Maria Schneider : une politique de la solitude.

Où est passé ce qu’on pourrait encore nommer « politique », sinon dans les visages et les gestes ? En disant non, le corps de Maria Schneider affirme. Son affirmation ne se mêle pas aux faux-semblants des énoncés. C’est une fidélité à l’intraitable.

Je propose de nommer politique ce qui, en chacun de nous, reste fidèle à l’intraitable.

Yannick Haenel