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Un après-midi, sur la Place de Lomas, Eduardo rencontra Juan Iberra qui le félicita pour la merveille qu’il s’était procurée. Ce fut alors, je crois, qu’Eduardo l’injuria. Personne n’allait se moquer de Cristián devant lui.

La femme les soignait tous les deux avec une soumission bestiale ; mais elle ne pouvait dissimuler quelque préférence, sans doute pour le cadet, qui n’avait pas refusé l’arrangement, mais ne l’avait pas organisé.

Un jour ils ordonnèrent à Juliana de sortir deux chaises dans le premier patio et de ne pas s’y montrer, car ils avaient à parler. Elle s’attendait à un long dialogue et se coucha pour faire une sieste, mais peu de temps après ils la rappelèrent. Ils lui firent remplir un sac avec tout ce qu’elle avait, sans oublier le chapelet en verre et la petite croix que sa mère lui avait laissés. Sans rien lui expliquer, ils la hissèrent sur la charrette et entreprirent un silencieux et fastidieux voyage. Il avait plu ; les chemins étaient très lourds et il devait être onze heures du soir quand ils arrivèrent à Morón. Là, ils la vendirent à la patronne de la maison close. Le marché était déjà conclu. Cristián encaissa la somme et la partagea avec l’autre.

Jorge Luis Borges

A Turdera, les Nilsen perdus jusqu’alors dans le brouillamini (qui était aussi une routine) de ce monstrueux amour, voulurent renouer avec leur ancienne vie d’hommes entre les hommes. Ils retournèrent aux jeux de cartes, aux combats de coqs, aux bringues improvisées. Peut-être quelquefois se crurent-ils sauvés, mais il leur arrivait, à chacun, de se laisser aller à des absences injustifiées ou trop justifiées. Peu avant la fin de l’année, le cadet dit qu’il avait à faire à la capitale. Cristián se rendit aussi à Morón ; il reconnut, attaché à la barrière de la maison que nous savons, le cheval aubère d’Eduardo. Il entra ; l’autre était à l’intérieur attendant son tour. Il paraît que Cristián lui a dit :

« À continuer ainsi nous allons éreinter nos chevaux. Mieux vaut que nous l’ayons sous la main. »

Il parla avec la patronne, sortit de l’argent de son ceinturon et ils l’emmenèrent. La Juliana alla avec Cristián ; Eduardo pour ne pas les voir éperonna son aubère.

Ils retournèrent à la situation déjà décrite. L’infâme solution avait échoué ; tous deux avaient cédé à la tentation de la supercherie. Caïn rodait par là, mais l’affection entre les deux Nilsen était très grande – qui sait quelles rigueurs et quels dangers ils avaient partagés ! ‑, ils préférèrent calmer leur exaspération avec les étrangers. Avec un inconnu, avec les chiens, avec Juliana qui avait amené la discorde.

Le mois de mars tirait à sa fin et la chaleur ne faiblissait pas. Un dimanche (habituellement les gens rentraient plus tôt le dimanche), Eduardo qui revenait du magasin, vit Cristiàn qui attelait les bœufs. Cristián lui dit :

« Viens, il faut que nous allions livrer des peaux chez Pardo ; je les ai chargées; profitons de la fraîche. »

Ils empruntèrent le chemin de Tropas ; ensuite une déviation. Le champ allait s’agrandissant avec la nuit. Ils longèrent un chaume ; Cristián jeta le cigare qu’il avait allumé et dit sans embarras :

« Au travail, frère. Ensuite les vautours nous aideront. Je l’ai tuée. Qu’elle reste ici avec ses fringues, elle ne nous fera plus de tort. »

Ils s’embrassèrent, presque en pleurant. Maintenant un autre lien les attachait : la femme tristement sacrifiée et l’obligation de l’oublier.