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L’Hôtel, chambre numéro 14

Un majordome ouvre la porte. J’imagine que certains coups de dés abolissent le hasard, comme la présence de Sinziana Ravini dans cette pièce où Oscar Wilde, dandy en exil, était mort déguenillé à l’aube du vingtième siècle. Naturellement l’endroit ne respire plus la misère, le papier peint et le mobilier ont été changés, un paon superbe fait la roue au dessus du lit. Quelque chose flotte pourtant dans l’air du lieu, un parfum d’autrefois, discrètement décadent. On y boit, on y fume, on y parle du désir avec esprit pour les besoins d’une performance qu’elle a imaginée avec sa complice, la plasticienne Emilie Pitoiset. Le projet se nomme Aphrodisia. A mi-chemin de l’art et de la littérature, il prend la forme d’une exposition et d’un roman, avec pour fil conducteur les aventures d’un personnage, double de Sinziana, qui flâne dans Paris, s’offre aux êtres et aux oeuvres qu’elle rencontre, s’égare en plein fantasmes pour se chercher elle-même. Aphrodisia ou le croisement entre Roberte, ce soir et Monsieur de Phocas. Je songe par contagion à l’androgyne qui résulterait de l’accouplement de ces deux là, une boule de chair et de papier aussi fascinante que terrifiante.

Interrompant ces associations, le majordome vient signifier que mon temps est écoulé, quatre minutes à peine. Je sors de la chambre numéro 14 comme d’un rêve opiacé, sans arrière-goût d’amertume à la bouche, car je viens d’entrevoir l’éternité ou presque.

Silencio

Sinziana m’a envoyé une invitation pour la projection de son film, The Black Moon dans un club de la rue Montmartre. Là encore, le décor est chargé de sens, David Lynch qu’elle admire en a pensé les moindres détails : lignes épurées, matières opaques, les jeux d’éclairage déréalisent le monde à la manière de son cinéma. Au fumoir, pour l’anecdote et le plus grand trouble des noctambules, j’ai vu quelques fois derrière la paroi du fond, transparente comme au peep-show, des apparitions de danseuses sitôt évanouies dans la nuit. Regarde-moi semblaient-elles me dire, telles des figures de Cranach l’Ancien, tu ne pourras jamais me toucher. Mais revenons à notre hôtesse, silhouette de velours, chevelure d’or mouvante, talons hauts. Bien que féministe, Sinziana affiche les codes d’une féminité apanage des étoiles dans la mythologie hollywoodienne, hors d’usage chez les mortelles d’aujourd’hui. La voici qui nous invite à rejoindre la salle de projection. Après quelques mots d’introduction de sa part – j’apprends entre autres que le film est tiré d’un roman du même nom, qu’il a été tourné en marge d’une exposition au Palais de Tokyo, qu’il relève de l’autofiction, que Mathieu Demy et Sabrina Seyvecou y interprètent les rôles principaux – fiat nox. Un homme, une femme, deux projections sur l’écran, se retrouvent et déambulent dans une architecture de béton, parmi des œuvres contemporaines qui tantôt les arrêtent, tantôt passent à l’arrière-plan. Ils se sont fuis jusque là de ville en ville, de Moscou à Venise, en passant par Londres, parcourant le réseau d’une Europe galante où l’on s’étourdit dans les fêtes, où les amours n’ont pas de lendemain. Il voudrait qu’elle s’installe avec lui à Paris. Elle hésite, leurs différences de nature pourront-elles s’accorder, leurs conceptions opposées de l’art se marier ? Le film comme tout en France finit par une chanson, de Christophe en l’occurrence. Quant aux questions que se pose son personnage, Sinziana y répond, clôturant la séance par un remerciement à celui qui est devenu son époux et sa muse, Nicolas Bourriaud. Sur le chemin du retour, j’envoie le message suivant à Sinziana : « Toujours le cinéma précède la réalité ».

Le bar de l’Hôtel

Sur la carte, elle choisit un Monkey shoulder. En souvenir de la morsure d’un singe stambouliote, explique-t-elle. Puis la conversation quitte le Bosphore et dérive jusqu’à Stéphane Mallarmé.

Elle imagine que certains coups de dés déclenchent des chaînes de hasards, si l’on accepte de mettre son je en jeu. Mais pas avec n’importe qui, ni selon n’importe quelles règles, sinon le chaos l’emporte.

Le bord d’un chapeau ombre son visage. L’accessoire est parfait pour l’occasion : il ménage chez Sinziana, une frange de mystère. 

Elle aime les labyrinthes, les énigmes ; entend opérer, à rebours de Platon et des Lumières, un retour à la caverne, métaphore pour elle de l’inconscient – car n’est-ce pas là que naissent les signes ? Ce voyage qu’elle nomme psychonautique et qui tient également de l’accouchement, constitue à ses yeux l’essentiel du travail artistique.

L’aventure est collective, précise-t-elle. Une toile de l’Ecole de Fontainebleau illustre son propos : deux femmes au bain, l’une pressant le téton de l’autre comme Sinziana titille le cortex de ses partenaires.

Elle a les clés d’une cure sauvage, à quatre mains ou à domicile, qui bouscule toutes les règles, les frontières, inversant les rôles entre patient et soignant, transformant le divan en chaise musicale.

Dans sa voix se mêlent les accents roumain et suédois, héritage de ses pérégrinations ; des expressions en anglais ; des espiègleries en éclats. Son enthousiasme balaye toutes les objections. Il me retourne fréquemment.

Elle ne prétend pas que l’art ou la psychanalyse peuvent soigner le monde, voire l’amender, trop totalitaire à son goût comme elle l’a montré avec son projet The chessroom. Toute entreprise de séduction, à suivre son étymologie, comporte par ailleurs un risque d’égarement. Elle se contente plus sagement de consacrer du temps à ses proches, ainsi qu’aux étudiants qui suivent ses cours à la Sorbonne ; de leur offrir son attention pour les aider à devenir eux-mêmes.

Il faut commencer par observer les choses, le regard libéré de toute idéologie, afin que celles-ci puissent nous changer, poursuit-elle. Ce profil cérébral qu’elle affiche sans fard, n’enlève en rien à son charme, bien au contraire.

Et de citer une vidéo de Tova Mozart, intitulée The Big scene, qui l’a particulièrement marquée. On y voit l’artiste sur la scène du théâtre royal de Stockholm qui interroge sa mère et sa grand-mère, deux femmes frappées par une même fatalité, le suicide de leur époux.

Indéniablement cette œuvre l’a amenée à explorer ses propres failles en consacrant une exposition à la figure maternelle, The hidden mother ; à partir dans les Carpates pour retrouver sa propre génitrice. Sinziana avec humour et admiration  évoque cette femme qui l’a jadis abandonnée. Elle la décrit comme une ancienne joueuse d’échecs, sachant calculer ses effets, qui a rencontré Dieu mais demeure souverainement imprévisible. Dans un avenir proche, elle envisage de retourner là-bas pour la capturer en images.

Comme Sinziana meurt d’envie de fumer une cigarette et qu’il est déjà tard, l’entretien s’achève. Nous faisons quelques pas ensemble en direction de la rue de Rennes. Elle doit acheter des œufs, confesse-t-elle en riant, car elle a lu les romans de Georges Bataille.

Quai Malaquais

17h30, elle apparaît vêtue d’une robe de soirée car l’élégance n’attend pas que la nuit tombe. Elle prend place dans un fauteuil en osier qui rappelle celui de la reine Emmanuelle. Autour d’elle, siège en cercle sa garde rapprochée. Une quinzaine de personnes dont deux artistes, un critique d’art, deux psychanalystes, un dandy rencontré dans la rue, son époux et maître des lieux, une galeriste, un couple d’illustres dominatrices, son assistante, Anna-Katharina, un enseignant-chercheur, une traductrice experte en nuances de gris, un homme félin, une jeune femme qui pianote à l’ordinateur. Que l’on m’excuse si j’en oublie car pour soigner mon trac face à l’inconnu, je m’enivre de liqueur de cerises. Tout son petit monde est réuni à l’occasion d’un nouveau projet d’exposition, The peacock room, qui a pour ambition, m’a-t-elle averti, de plumer le moi de ses vanités – d’où la référence ironique au paon, animal narcissique par excellence. Sinziana lors d’un voyage récent s’est ainsi prêtée aux fantasmes de dix femmes différentes et aujourd’hui elle tire les cartes, lisant à l’assemblée les questions que d’autres, sous le sceau de l’anonymat, ont formulé pour elle. Tantôt insolites, parfois redondantes – tel un pourquoi pourquoi ? – celles-ci suscitent des réactions passionnées ou l’agacement, sous le regard amusé de Sinziana, arbitre des symptômes, derrière les réponses.

Elle annonce soudain une suspension de séance et disparaît pour revenir avec des gâteaux faits maison en guise d’agapes. Elle retombe en enfance comme elle coupe puis dispose avec soin les parts sur les assiettes. Même si je ne goûte guère les sucreries, la scène me semble tenir du merveilleux.

Les questions reprennent jusqu’à la dernière carte ou la pénultième.

Rentré chez moi, je note automatiquement

Continent noir

Dont je n’ai abordé que les rivages.

Dominique Ristori