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La lecture de Berlin Alexanderplatz est la blessure de lycée qu’il chérira jusqu’à la fin, la blessure secrète où il s’enfouit pour effacer le monde. L’histoire de l’ancien cimentier et débardeur Franz Biberkopf, ex-assassin souteneur, le ravage de fond en comble, chaque lecture un peu plus, différemment, creuse de nouveaux sillons dans son dédale adolescent, le fouette d’affects inédits. Que cherche-t-il, que trouve-t-il dans le livre ? Franz Biberkopf est torpillé avec une crudité extrême, monstrueuse. C’est un combat en règle contre quelque chose qui vient du dehors, cette chose imprévisible qui ressemble à un destin. Haché menu, le gras maquereau un peu bête, un peu lent, mais surtout beaucoup trop bon, insupportablement gentil. Une première fois, vers 1960, le roman empêche l’adolescent Fassbinder de crever. La seconde, il s’aperçoit que sa vie entière est contenue dans le livre, goutte à goutte les lignes lui reversent dans la bouche sa souffrance et sa joie. Ce qu’il reconnaît, tapi en lui, tissu de tensions imprononçables, course sur la corde raide, c’est l’unité des trois personnages principaux : il est à la fois Franz Biberkopf, et son bourreau Reinhold, et Mieze, la petite assassinée de la forêt de Freienwalde. Franz a la parole de la mort dans la bouche et personne ne la lui arrachera, et il la fait tourner dans sa bouche, et c’est une pierre, une pierre de pierre, et aucune nourriture n’en jaillit. Nous voulons des livres, des films qui agissent sur nous comme des corps, mille fois mieux que des corps, comme des corps vivants qui nous font souffrir, des films qui soient comme la perte de quelqu’un qui serait plus que nous-mêmes (Mieze, oh Mieze). Nous voulons passionnément être massacrés, qu’un Reinhold nous jette d’une voiture lancée à pleine vitesse, qu’un Reinhold assassine notre seul amour. Voilà ce que nous réclamons à grand cri quand nous entrons dans une salle obscure : la fin du monde. Tout le temps. À chaque seconde. Partout.

Alban Lefranc