Panier

Votre panier est vide
Visiter la boutique

De toutes les tribus de mots qui s’élèvent en rangs serrés autour de moi, dont j’appelle la venue, celles qui me raptent au détour d’une phrase-lasso, qui exhument mes peuples enfouis me sont les plus chères.

Illusion que l’alignement des phrases dans la régularité des découpes des pages, illusion que l’immobilité de l’espace blanc et de ses graphèmes : tout dans le livre est mouvement, danse nue, strip tease de l’âme. Dérivant au fil des noms, je guette le moment où les mots viennent mordre mon corps. Posture d’abandon, j’écarte tout ce qui fait écran. Lire, c’est ouvrir ma bouche, mes sens, être délogée de moi, subir une rafale d’écriture qui me projette dans le grand dehors.

Longtemps, j’ai différé le rendez-vous avec La Recherche, préférant aux écritures florales, en arborescence faussement mondaine les griffures de feu, les révolutions formelles, la radicalité des mots qui déchirent riffs de Fender, la trinité infernale des défonces érotiques, des cocktails de stupéfiants et des envols dans la nuit rimbaldienne. Comme un long détour avant de me heurter à ce qui m’attendait, découpé en creux : les cristallisations de sensations et de pensées d’À la recherche du temps perdu.

Véronique Bergen

La syntaxe est affaire de vie. Le style une question de souffle, d’embranchement existentiel. Tout personnage le médium d’une expérience qui dépose le connu au profit d’un rite de passage.

La phrase de Proust clignote à elle seule comme une petite madeleine. Massif de portes où le passé s’engouffre sous le porche du présent, elle soulève un court-circuit des temps, une invasion du jamais plus dans le maintenant, des allers-retours entre absence et présence, perte et retrouvailles.

Si fines ses découpes chantournés, ses méandres, qu’au travers de sa peau des blocs du jadis percutent l’aujourd’hui. Trouant le texte, les réminiscences involontaires libèrent les miennes, rapiéçant le chaos des affects, aiguisant et contenant la diffraction de l’identité.

Énumérer les impacts de La Recherche n’en épuise pas le sens mais cible les écorchures, les naissances, les aurores, les feux de brousse produits. À chaque descente dans Proust, je me retrouve avalée par le maelstrom des intermittences du cœur, je deviens la sœur, le double d’Albertine, l’amante de cet être tout en fugue, de cette acrobate de la fuite, logée à l’enseigne de l’illocalisable. Livrée aux ébats charnels de Mlle de Vinteuil et de son amie, aux noces de Charlus et de Jupien, j’ondule coït du bourdon et de l’orchidée sous les salves du fouet qui claque. M’aventurant en apnée, par reptation ou danse serpentine dans la pléiade des tomes, je fais droit au perdu, mon corps tendu vers les retrouvailles de ce qui ne fut jamais, attendant chaque soir le baiser maternel qui ne viendra pas car, ligne de partage avec le petit Marcel, dans mon horoscope néo-natal, baiser et mère sont des incompossibles. Ma lecture est para-psychotique, je fais dans ma chair l’épreuve de ce que les mots désignent, je ne redouble pas l’herméneutique inquiète, ravagée des signes de l’amour, je m’Odette Swann mémoire du sexe retrouvée, fais catleya sur les terres de Gomorrhe. La phrase proustienne est un fil d’Ariane que je fais glisser entre mes lèvres, dans le labyrinthe des âges de la vie, mon passé fils barbelés court sur la gorge du présent. Vivre, c’est être en proie à une dérobade constitutive, jouer avec les temps livrés à une conjugaison saphique, à chaque lancer, les dés roulent au creux des sexes en fleurs, l’écheveau de l’imaginaire et du réel impossible à débroussailler. Planté dans mes avant-bras, chaque vitrail du texte m’ouvre les veines. Une chanson de Janis Joplin agit comme la musique de Vinteuil, air national de mon amour de furette pour ma déesse des passages.

Mais, par-dessus tout, à m’enivrer de Proust, à m’enfoncer dans les saveurs des noms, porteuses à elles seules du miracle des choses, à lire à corps perdu, à cris perdus le talisman de La Recherche, l’interdiction d’être qui me frappe, le non-droit à l’existence se lève. Chaque immersion dans les eaux proustiennes délivre un bouquet d’épiphanies : la libération de mes innombrables moi, de mes proto-moi, des altérités qui m’habitent, la course à travers les arcanes du temps, la voix de mon enfance vécue/ratée/interdite/dés-enfantée percolant dans la carte du présent. La peur de s’inscrire sur la scène du monde reflue, dissipée dans la sensation d’être accueillie dans une cathédrale-vaisseau. S’expérimente alors la jouissance comme éternité. Au nombre des rares êtres, amours et événements placés sous le signe de la rencontre élective, l’inflorescence de La Recherche. Comme une divinité païenne initiatrice, un elegua qui ouvre des portes et fait éclore des chemins inédits.