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Lulu n’existe qu’au travers des désirs qu’elle allume chez les autres. Si elle n’a personne à aguicher, elle crève. Elle n’a qu’une preuve indirecte de son être : “je fais bander donc je suis”. Sa beauté, sa charge érotique, c’est de la dynamite. Un colis piégé, une bombe sexuelle. Sur sa poitrine, on devrait tatouer un panneau “attention, danger”. Le seul os sur lequel Lulu va tomber c’est Jack l’Éventreur, le tueur maniaque, le surineur de prostituées. Il nettoie, purge Londres des plus belles filles publiques, des chiennes les plus lascives. C’est un obsédé de la pureté qui débarrasse la terre de la femme tentatrice, de la femme-serpent. Danse, Lulu, danse. Tes rires de peur et d’extase, aucune lame de couteau ne peut les transpercer.

Véronique Bergen

Il caressa son cou, uni et net. Il remarqua qu’elle avait mis son visage tout près du sien, comme pour entrer dans son atmosphère. Des lots de peau apparaissaient ici et là dans sa chemisette, comme des bancs de sable dans un chott blanc de sel. Les traits de son visage qui ne lui plaisaient pas, il les voyait comme les portes de secours d’une salle, par où le cas échéant on pourra s’échapper, ou comme les clauses équivoques d’un contrat : c’était ce menton un peu lourd qui lui permettrait un jour de la quitter le cœur léger. Il la baisa sur la nuque, sans qu’elle bronchât (l’odeur de petite fille de ses cheveux). Et son sang bruissait comme un feuillage, tandis qu’il suivait de la main, par-dessus sa robe, ses jarretelles et ses longues cuisses. Il était surpris qu’une fille si sérieuse se laissât caresser les cuisses en public. Il n’avait pas compris que, déjà, elle voulait tout ce qu’il voulait.

Henry de Montherlant

La plupart d’entre vous trouve normal d’être venu au monde. Trouve normal d’être employé. Trouve normal de chercher sa place, et de s’en satisfaire. Trouve normal d’avoir une opinion, de la faire valoir, de marchander avec l’idée que la société se fait de nous.

Regardez cette femme. Cette moue, ces lèvres dures, ce regard qui vous met à distance. On ne tirera rien d’elle qui ne soit son désir. Aucun mouvement servile, aucune approbation. Elle ne fera rien pour vous, parce qu’elle ne trouve pas du tout normal d’être venue au monde.

Vous l’avez peut-être vue dans Le dernier tango à Paris de Bertolucci ; elle était celle qui dit oui, celle à qui l’expérience érotique ouvre le chemin de l’irréductible. Ou alors vous l’avez vue dans Profession reporter d’Antonioni, où elle incarnait le passage de la chance, la possibilité furtive d’aimer jusqu’au bout.

Ce qui s’incarne ici en elle, c’est un refus. Un refus qui n’a pas besoin de s’articuler parce qu’il passe par l’ombre des yeux, par la chevelure sauvage, par ces boucles indociles, cette manière de brandir sa cigarette avec une nonchalance d’amazone, d’être gauchère, de porter sa montre à l’envers, et d’arborer des cernes qui disent la beauté de la nuit.

Maria Schneider vous regarde, et son dédain manifeste la distance qu’elle crée avec vous, mais aussi avec elle-même. « J’ai eu raison dans tous mes dédains », écrit Rimbaud. Le corps dédaigneux de Maria Schneider est à lui-même sa propre éthique ; et celle-ci la place hors d’atteinte, dans le sillage indomptable de ceux qui n’ont pas besoin de s’excuser pour vivre, et qui ne remettent jamais leur liberté à plus tard.

 À cet instant où elle offre son visage à la nuit blanche, Maria Schneider dit, comme un héroïne de Racine : mes nuits sont plus belles que vos jours. Elle ne se demande pas, comme les petits amis de la névrose, s’il vaut mieux être ou ne pas être. Sa manière absolue d’être là coïncide avec une absence radicale. Elle est là et pas là, en même temps. Son corps affirme que personne en elle n’a besoin de répondre présent, et que la transparence obligatoire n’est qu’un truquage. Maria Schneider dit : je ne suis là pour personne, ainsi existe-t-elle sans conditions.

Maria Schneider résiste à tout ce qui voudrait la récupérer : il n’y a pas d’autre élégance.

Car la grande élégance est toujours insurrectionnelle. Le pli des lèvres et l’oeil noir, les joues pâles, les épaules de garçonne, ce geste enfin de disposer autour de soi les effluves de la cigarette, comme une métaphore de la brûlure qui vous passionne, et du brouillard dont vous habillez votre extrême timidité. La grande élégance est toujours politique : une indifférence farouche aux sympathies du grappin.

Elle vous dit que ce n’est pas la peine d’insister. Qu’elle préfèrerait ne pas, comme Bartleby. Qu’elle n’est pas une bonne cliente. Qu’elle ne sera jamais une cliente : et qu’en elle s’interrompt la société des clients — c’est-à-dire l’échange, les rapports, les identifications. Le corps politique de Maria Schneider défie tranquillement l’idée de société.

C’est pourquoi, dans son attitude, j’entends la phrase de Jean Genet : « Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. »

Et puis, sur son t-shirt, la tête de Bob Dylan. C’est-à-dire la même tignasse bouclée, le même regard de biais, la même lèvre combative. Une tête qui est à elle-même son propre poème noir et blanc, un texte incandescent où vient s’écrire le renversement du monde par la solitude qui chante. Une tête qui accède au chant parce que ses lèvres sont closes, et son regard noir ; et qui relance à elle seule l’histoire du désir et le devenir-révolutionnaire de chaque expérience.

Dans le geste de Maria Schneider de lier son corps à celui de Bob Dylan se lit la possibilité personnelle, celle qui fait naître en vous quelque chose de la révolution.

Il n’est pas souhaitable de raturer le mot « révolution », encore moins de l’effacer de nos vies, même si les perspectives collectives se sont enlisées dans l’horizon cadenassé des marchés.

La grande solitude est révolutionnaire. Elle est anti-politique, et donc extrêmement politique. Elle déserte le marchandage, et se refuse aux opinions. La désertion de Maria Schneider : une politique de la solitude.

Où est passé ce qu’on pourrait encore nommer « politique », sinon dans les visages et les gestes ? En disant non, le corps de Maria Schneider affirme. Son affirmation ne se mêle pas aux faux-semblants des énoncés. C’est une fidélité à l’intraitable.

Je propose de nommer politique ce qui, en chacun de nous, reste fidèle à l’intraitable.

Yannick Haenel